Seconde oeuvre au titre retentissant, l'autrice norvégienne nous offre un récit déroutant, s'inspirant de l'histoire d'une des premières tueuses en série de l'Histoire : Belle Gunness. Oscillant entre les désirs amoureux et la pression religieuse que Belle subit, Victoria Kielland nous plonge au coeur d''une folie meurtrière aussi curieusement poétique que terrifiante.

Ce qui horrifie totalement dans cet ouvrage est cette cohabitation entre la froideur des crimes et les émotions si brûlantes de Belle. Lorsqu'elle n'achève pas l'homme avec qui elle est censée passer le reste de sa vie, un sentiment de dégoût s'infiltre dans sa poitrine. Car si nous devions révéler une sensation omniprésente aussi bien dans le récit que chez le lecteur, c'est bien l'écoeurement. Interloqués également puisque l'autrice a réussi à tisser tout au long de son histoire, un portrait de la protagoniste principale qui ne peut que faire éprouver un étrange sentiment d'attachement. Elle, se retrouve condamnée à ne ressentir que de l'indifférence et de répugnance envers ceux qui l'entourent. Surtout les hommes, Ses hommes.
Née en Norvège au XIXème siècle, Belle, originellement Brynhild, connaît le grand amour, le plus pur, celui que Dieu lui a promis. Elle servante et lui "Prince" comme elle le surnomme, il est évident pour tous que leur amour ne pourra jamais s'officialiser de quelques manières que ce soit. Cependant, elle est enceinte. Et c'est à l'annonce de cette grossesse que Brynhild reçoit la réalité en plein visage ; son âme soeur n'est qu'un homme abject, imbu de lui-même, n'hésitant pas à la battre pour éviter la naissance de cet enfant. Brisée, abandonnée dans la forêt enneigée de Storsetgjerdet, Belle prend alors la décision de partir pour le Nouveau Monde espérant trouver l'homme qui puisse la rendre heureuse. Mais le Seigneur ne répond pas à ses prières, et l'Eglise luthérienne lui apparaît plus oppressante que jamais.
Tous les portraits de sa vie se confondent, tout devient flou. Elle se fait alors une promesse implicite qui scellera son destin : désormais, chaque homme décidé à l'aimer doit périr de sa main.
Au fil de la lecture, une question brûle les lèvres : quand et comment seront racontés les meurtres ? Lecteurs voyeuristes et amateurs de récits sordides seront déçus, car Kielland ne souhaite pas ériger la biographie morbide d'une des premières tueuses en série de l'Histoire ; raison pour laquelle l'évocation de son premier meurtre n'apparaît que vers la fin du roman. Son oeuvre constitue un profond questionnement sur l'existence d'une femme, et sur sa vie intérieure. Au fur et à mesure de l'histoire se développe une vague de sensations drastiquement opposées qui se bousculent dans l'esprit et le coeur de Belle ; la narration est ciselée et ne semble survivre qu'à travers des ruptures et des renouveaux, tout comme la vie de la protagoniste.
Une histoire venait de connaître sa fin, une nouvelle pouvait enfin commencer (pensée de Belle, après avoir assassiné son second mari).
Le lecteur peut se reconnaître dans les déchirements de la future meurtrière pour plusieurs raisons. Il existe en elle un combat intérieur continu, tiraillée entre ses désirs érotiques et la pression sociétale et religieuse. Les Autres constituent une incompréhension totale, et même Dieu semble rire de ses malheurs. Mais quels malheurs ? Belle ne s'est jamais sentie aussi désespérée que lorsqu'elle était censée être comblée. Une belle maison, un beau mari, des enfants adoptés en bonne santé... C'est peut-être ici que réside la réelle horreur et affliction dans ce roman : la frustration permanente de Belle est bien plus insupportable que ses assassinats. Car s'ils ne peuvent être moralement acceptables, les crimes de Belle sont amenés d'une manière si subtile et froide, que le lecteur peine à s'apercevoir pleinement qu'il est en train d'assister à un meurtre.
Kielland explore les profondeurs de l'indéfinissable, en instrumentalisant une protagoniste réelle. La vie d'une émigrée au XIXème siècle se transforme en un véritable parcours sordide, teinté d'une désolation poétique. Une oeuvre bouleversante à lire absolument !
Mes Hommes disponible depuis le 16 mars 2023, aux Editions Dalva.
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